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Indépendance : les rendez-vous manqués du développement (suite)

C’est dire que le système rentier devient de plus en plus difficile à contrôler. Mondialisation oblige, les luttes intestines entre réseaux désormais concurrentiels se multiplient au sujet du partage des rentes.

De plus en plus instable, le système est secoué par de nombreuses crises(1). Des scandales politico-financiers retentissants se succèdent et touchent tous les secteurs- clés de l’économie.
Le premier d’entre eux concerne, dès 2003, le groupe financier et industriel Khalifa. Cet empire privé, monté en quelques années, s’effondre comme un fétu de paille dès la faillite spectaculaire de sa banque, le cœur du groupe. Des milliers de petits épargnants, de grandes institutions publiques, et même certains dignitaires du régime se sont fait piéger par les promesses d’une rémunération exceptionnelle pour leurs dépôts, assise, en fait, sur une immense « opération de cavalerie », les nouveaux dépôts permettant de rémunérer les précédents.

Ce faisant, la banque Khalifa « aspira » quelque 7 milliards d’euros dépensés et prêtés « sans discernement », sans respect des règles prudentielles, et sans contrôle des organismes de tutelle (dont la Banque centrale), à divers promoteurs fonciers et industriels plus ou moins transparents. Khalifa Airways, la compagnie aérienne du groupe sombre également. Le licenciement de quelque 65 000 employés du groupe prend alors l’effet d’une catastrophe nationale. Epargnants et licenciés n’ont plus alors que leurs yeux pour pleurer. Le procès qui suit cette affaire dure quatre ans, aboutit à de lourdes condamnations, dont celle, par contumace, du patron du groupe, arrêté en 2007 en Grande- Bretagne, mais toujours en attente d’extradition.
Le second scandale concerne le secteur-clé du système rentier, symbolisé par son entreprise phare : Sonatrach. Le scandale, qui éclate, en 2006, révèle l’âpre lutte qui se déroule dans le pays et au niveau international pour le contrôle de la manne pétrolière et gazière.

Depuis 2002, cette lutte se focalise autour du projet de loi sur la privatisation de l’entreprise, défendu par Chakib Khelil, le ministre de l’Energie, avec l’assistance technique... de la Banque mondiale, et contesté par Ali Benflis, alors Premier ministre. Adoptée en 2005, cette loi provoque une levée de boucliers dans le pays et à l’extérieur, y compris au sein de l’OPEP. On crie alors au « bradage de l’économie nationale » dans un « pays croupion à la solde des Etats-Unis ». Face à cette grogne, en juillet 2006, tous les articles de la loi restaurant le régime des concessions en vigueur, avant les grandes nationalisations pétrolières des années 1970, sont supprimés du texte de loi. Mais, ce n’est là qu’un aspect de la lutte. La même année, en juillet, l’IGF (Inspection générale des finances), chargée d’une enquête sur la gestion de Sonatrach, finalise son rapport.

Celui-ci met au jour un nouveau scandale, mêlant recours abusif au gré à gré dans la passation des marchés, multiples surfacturations dans les contrats, relations privilégiées entre l’entreprise et BRC (Brown-Root & Condor) une société mixte algéro-américaine, filiale de Halliburton, le grand groupe pétrolier et de défense américain. Puis, un nouveau scandale éclate, en janvier 2010, mêlant affaires de corruption et malversations présumées. Il conduit à la mise en examen de plusieurs hauts dirigeants de l’entreprise. Chakib Khelil ne peut résister davantage à la tempête médiatique et judiciaire. Il est limogé le 29 mai 2010. Pour autant, les luttes autour de ce « fleuron de l’économie nationale » et son rôle dans le développement du pays sont loin d’avoir cessé.

Le troisième scandale éclate dans le domaine de la téléphonie. En 2007, s’appuyant sur une autorisation de gestion d’une licence de téléphonie mobile en Algérie, obtenue en 1999, le groupe égyptien Orascom réalise deux opérations jugées douteuses : l’achat de deux cimenteries publiques qu’il revend aussitôt au groupe français Lafarge... avec une plus-value de deux milliards de dollars ; l’association, sans aucune expérience ni moyens financiers, avec... Sonatrach pour la réalisation et l’exploitation d’un complexe pétrochimique, en recourant à l’expertise d’un groupe allemand et aux capitaux du réseau bancaire algérien. Face à l’ampleur du scandale, Orascom décide de vendre Djezzy, sa marque de téléphonie et la licence qui s’y rapporte. En 2011, l’Etat algérien décide de faire jouer son droit de préemption et, après évaluation, de se porter acquéreur.

Le quatrième scandale concerne le secteur des travaux publics. Les enquêtes menées à propos des conditions de passation des marchés relatifs à la réalisation de l’autoroute Est-Ouest (un projet de quelque onze milliards de dollars) révèlent des irrégularités et conduisent à des soupçons de corruption. Au cœur de ce nouveau scandale, des intermédiaires (algériens et étrangers) et un consortium d’entreprises chinoises.De multiples inculpations ont eu lieu et le procès est toujours en cours.

Ainsi, sur fond d’insécurité encore palpable dans le pays, mêlant terrorisme « résiduel » et banditisme (rackets, enlèvements), tout au long des années 2000, l’économie algérienne continue de subir la domination du système rentier et son instabilité chronique. Toujours et plus que jamais dépendante du secteur des hydrocarbures et de ses échanges extérieurs, celle-ci connaît une double fracture de plus en plus large : fracture entre un secteur énergétique et commercial regorgeant de ressources rentières et spéculatives, et un secteur productif (industriel et agricole) exsangue et agressé simultanément par la bureaucratie étatique et par l’économie informelle ; fracture entre une minorité de nouveaux riches, étalant leurs fortunes de manière ostentatoire et provocante, et une large majorité de nouveaux pauvres bien souvent à la limite de la survie.

Au point que la malvie, le désespoir et la colère qui s’emparent de la population, notamment des jeunes, s’expriment sous la forme de trois processus d’une extrême gravité : les micro-émeutes récurrentes dans toutes les régions du pays (plus de 10 000 en 2010), les immolations par le feu (plusieurs dizaines) et le phénomène massif des harraga (plus de 2000 « brûleurs de frontières » interceptés en trois ans). Résultant du sentiment d’abandon dans lequel l’Etat l’a laissée. La population affirme ainsi de façon pragmatique, et souvent cruelle, l’ampleur des besoins structurels non satisfaits (alimentation, santé, logement, éducation, emploi...) et des promesses non tenues.

De ce point de vue, ces processus de défiance de l’autorité constituent un véritable « système émeutier » agissant comme un dramatique révélateur d’une société bloquée, orpheline de toute stratégie de développement, ayant abandonné toute forme de dialogue politique et social, offrant comme seul interlocuteur, face à la population, les forces de l’ordre, détournées ainsi de leur véritable mission : la défense du territoire (dans son unité et sa diversité) et la sécurité (physique, mais aussi économique et politique) des personnes et des biens qui s’y trouvent. Pour ces raisons, ce système émeutier constitue un indicateur,- beaucoup plus pertinent que celui des « grands équilibres financiers » -, de la prégnance du système informel sur le système institutionnel officiel, qu’il piège, dévoie et enferme dans un immobilisme suicidaire.

Une seule alternative : le système rentier ou le système démocratique
Pour ces raisons, cinquante ans après l’indépendance, sous les pressions multiples du système rentier qui en est l’antithèse, le rendez-vous avec le développement semble toujours reporté aux calendes grecques. Pourtant, si un tel système a gangréné toute la société algérienne, et si les rentiers sont infiltrés dans tous les rouages de la société, les démocrates sont également largement présents dans toutes les couches de la population et dans toutes les institutions du pays. Même si le système rentier les a atomisés, ignorés, voire montés les uns contre les autres, quand il n’a pas réussi à en recruter une partie à son service par la cooptation ou le clientélisme archaïque (tribalisme, clanisme, communautarisme...).

C’est dire l’importance qu’il y a à rompre avec ce « clientélisme hétéroclite » et à rassembler les élites démocratiques, où qu’elles se trouvent, dans la perspective d’une mobilisation la plus large possible d’une société aujourd’hui coupée de ses dirigeants politiques et en perte de repères, notamment historiques, et de confiance en ses institutions. Car, comme l’affirmait déjà, Albert Einstein, « ce n’est pas avec ceux qui ont créé des difficultés qu’il faut espérer les résoudre. » Ainsi comprise, une telle mobilisation pacifique doit se faire autour d’un objectif essentiel : la rupture progressive d’avec le système rentier et son remplacement par un système démocratique. Pour cela, ces élites doivent être capables de s’organiser en forces pacifiques de propositions.

Think tanks, cercles de réflexion, associations scientifiques et culturelles, réunissant cadres, chercheurs, entrepreneurs, syndicalistes, militants politiques et autres représentants de la société civile, doivent pouvoir se retrouver librement afin d’identifier ensemble les mesures et les actions concrètes à court et moyen terme, à même de combler les déficits exprimés par la population dans tous les domaines. Dans cette perspective, pour engager un processus durable de développement, il faut notamment répondre aux 10 questions essentielles suivantes :
1- Pour développer un territoire, dans son unité et sa diversité, il faut le sécuriser et lui assurer la paix interne et externe. Comment réaliser cet objectif stratégique dans un cadre démocratique ?
2- Comment déconstruire l’Etat rentier dans tous ses démembrements, et édifier l’Etat de droit, républicain et démocratique de demain ? Comment faire de cet Etat, un Etat régulateur aux côtés du marché et de la société civile ?
3- Comment favoriser l’expression et l’expansion des libertés, individuelles et collectives, dans les domaines politique, économique, social, culturel et cultuel ?
4- Comment édifier un système législatif qui organise, par le droit et dans la transparence, le fonctionnement de la société démocratique ?
5- Comment organiser le système judiciaire afin qu’il garantisse à la fois la sécurisation des biens et des personnes, la promotion et la protection des comportements productifs des agents économiques et la sanction des comportements rentiers, spéculateurs et corrupteurs ?
6- Comment mettre en place un Exécutif responsable devant la société de la mise en œuvre et des résultats de la politique de développement ?
7- Comment lutter contre l’économie rentière et permettre la réhabilitation et la consolidation d’une économie nationale (publique et privée) productive, intégrée, efficace et respectueuse de l’environnement ?
8- Comment définir, en relation avec les contraintes internationales liées à l’ouverture, et à la situation régionale, les avantages comparatifs et compétitifs de l’économie et construire les filières technologiques correspondantes ?
9- Comment édifier un système d’éducation, de formation et de recherche, capable d’assurer la cohérence entre une jeunesse algérienne créatrice, productive et performante, et les besoins de la société et de ses organisations ?
10- Comment enraciner durablement, et à tous les niveaux de la société, la culture démocratique en symbiose avec les valeurs historiques de la société algérienne ? Dès lors, pour tous ceux, nombreux, qui continuent de croire en la possibilité d’un développement national productif, l’heure n’est plus aux tergiversations, aux faux débats, aux mauvais calculs et aux faux clivages. Après toutes ces désillusions, il est temps de cultiver durablement l’espoir. L’heure est à l’urgence démocratique et au rassemblement pacifique pour réaliser, enfin, les promesses issues du mouvement national et de la déclaration du 1er Novembre 1954.

En ayant toujours à l’esprit ces trois vérités fondamentales. Primo, aujourd’hui comme hier, aucun homme providentiel ne détient la baguette magique qui résoudrait la crise systémique. Secundo, personne ne s’en sortira seul. Tertio, la tâche sera ardue et semée d’embûches. Mais, à l’évidence, comme en Novembre 1954, le « jeu » en vaut la chandelle. Après avoir libéré collectivement le pays, l’heure est à la libération collective et pacifique des Algériens. (FIN)
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1- Pour plus de détails, voir Smaïl
Goumeziane, Algérie, l’histoire en héritage, éd. EDlF 2000, Alger 2011, et éd. Non Lieu, Paris 2011.
Smaïl Goumeziane : professeur d’université, ancien ministre