(Array|find{1762}|oui)

Mahrez Bouich : Il est très compliqué de prévoir la réaction de la société algérienne

Entretien de Mahrez Bouich, Vice-président de la LADDH et Docteur et enseignant chercheur en philosophie politique à l’université Abderrahmane Mira de Béjaïa.
Pour lui,

Le président de la République ne s’est pas adressé aux Algériens depuis 2013. Quel est « l’impact sociologique » de ce silence ?

Je ne suis pas sociologue pour répondre à cette partie de la question, mais ce que je peux dire, c’est que le silence du premier magistrat du pays ne peut être que néfaste et porteur de signes d’incohérence, de confusion, de banalisation des symboles de l’Etat, du renforcement du mépris du régime politique, ou encore de déni du rôle protecteur de l’Etat et celui de chef de l’Etat dans l’imaginaire social. Tous les Algériens savent que le chef de l’Etat est malade, donc les raisons de son silence ; hormis les lettres lues par ses conseillers ou ses ministres lors de certains événements, le silence est accablant.

Et par conséquent, il renforce davantage « les impacts politiques », tels que la confusion politique, la multiplication de risque et la peur vis-à-vis du sentiment de la menace. La Française Katherine Pancol dit : « Il n’y a rien de pire que le silence…

On imagine tout et tout devient menaçant. On n’a pas de prise, même un petit bout de réalité pour se mettre en colère. » Malheureusement, aujourd’hui en Algérie, la communication institutionnelle et le silence du président de République ont provoqué une situation politique de confusion. Cette situation est caractérisée par l’émergence du doute au sein de la société ; de fausses orientations politiques, et la non-fiabilité des discours.

En fait, à défaut de l’absence des apparitions officielles du chef de l’Etat, le pouvoir en place adopte la « silenciocratie », c’est-à-dire la gestion par le pouvoir du silence, comme système qui assure son immunité politique. Une démarche de gestion politique des affaires publiques, sinon de la « polémicocratie » ou la gestion par le pouvoir de la polémique comme seule méthode efficace afin d’animer le débat politique ou de l’étouffer.

Pis encore, une autre réalité plus périlleuse caractérise le pays, à savoir la destruction de toute la symbolique de l’Etat, chose qui a fait de l’Algérie un pays pas comme les autres ; les symboles inhérents à l’Etat – la puissance du gouvernement, la crédibilité et la légitimité du pouvoir, l’autonomie de la justice, l’image et l’autorité de l’Etat, l’image du président de la République, etc. – sont des symboles en voie de disparition. En effet, dans les profondeurs de l’imaginaire social algérien, deux réalités substantiellement sont ancrées.

D’un côté, la méconnaissance de l’existence de l’Etat et de son autorité, et de l’autre l’absence et/ou la disparition de la confiance en l’Etat. malheureusement, ces deux sentiments sont les bases d’une prédisposition à une adhésion, sans condition aucune, au désordre et au chaos.

Cette prédisposition apparaît de temps en temps à travers les discours de la population, les violences sociales, les affrontements et les soulèvements, la banalisation du vol et de la corruption, etc.

L’éventuel report de la prochaine présidentielle est énormément évoqué. Pour ce faire, on devrait passer par un référendum et donc faire appel au peuple pour trancher sur la question. Selon vous, quelle sera la réaction de la population vis-à-vis d’une telle situation ?

Une fuite en avant qui démontre clairement l’impasse politique qui caractérise le pays depuis longtemps, une impasse que le pouvoir politique et ses fidèles relais ont refusé d’admettre.

Il est clair qu’en l’absence d’un accord sur une succession accommodée au profit d’un homme de la « gynécée dirigeante », vu le déséquilibre inhérent aux rapports de force entre les clans qui constituent le pouvoir, plusieurs scénarios sont envisageables, le plan de reconduire l’actuel chef de l’Etat pour un 5e mandat, pour maintenir le statu quo, persiste davantage comme un plan politique naturel en adéquation à la fois avec la nature du pouvoir en place, assurer la continuité du régime, et encore protéger les relais et l’avant-garde du pouvoir qui bénéficient de privilèges inestimables.

Un autre plan « anticonstitutionnel », « antidémocratique » et « anti-républicain » est en train de se dessiner à l’horizon proposé par certains partis politiques de l’alliance présidentielle et de certains partis islamistes, à savoir reporter l’élection présidentielle.

Quel scénario magico-machiavélique ! Puisqu’aucun article de la Constitution ne parle d’un éventuel report de la présidentielle, hormis l’état de guerre, et l’Algérie ne vit nullement une guerre. Et encore, aucun article de la Constitution ne parle d’un prolongement du mandat du président.

Et si ce plan se met en pratique, cela ne peut être qu’un forcing historique contre le processus électoral, contre la démocratie, et contre la volonté populaire. C’est-à-dire « un coup d’Etat de l’Etat contre l’Etat ». Désormais, des conséquences néfastes et dangereuses vont se rajouter au marasme multidimensionnel qui caractérise déjà le pays.

La contestation populaire et sociale, même si celle-ci se manifeste principalement au niveau local et pour des questions internes : problèmes de chômage, d’eau, de gaz, de logement, de la « malavita », de manque d’infrastructures, de la précarité, des conditions de travail, etc.

Mais elle n’a jamais cessé de se reproduire sur tout le territoire national. En outre, il reste à dire que c’est très compliqué de prévoir la réaction et/ou les réactions de la société algérienne à une éventuelle décision de report de l’élection présidentielle, et cela pour plusieurs raisons.

D’un côté, la société algérienne n’est pas homogène, sa diversité culturelle, linguistique, ses contradictions politiques et idéologiques, ses appartenances partisanes ou son mépris affiché à l’égard de la politique et du politique – résultat des multiples stratégies du pouvoir pour discréditer la politique – font d’elle une entité beaucoup plus séparée qu’unifiée.

De l’autre côté, face au caractère sécuritaire de l’Etat, la dislocation de la société civile et son contrôle, les atteintes répétées aux droits civils et politiques, la répression des rassemblements et des manifestations et autres feraient craindre un sursaut populaire revendicatif.

Mais cela n’exclut pas une éventuelle révolte populaire et /ou des révoltes même éparpillées, expressions sine qua non du mécontentement politique et d’un marasme social et économique qui s’amplifie de jour en jour.

Quel est le poids de cette « politique du silence » ?

Aujourd’hui, face au silence assourdissant du chef de l’Etat, seul détenteur de la clé politique relative à sa candidature à un nouveau quinquennat, la logique mécanique du système met en danger le pays et renforce la confusion la plus morbide.

En effet, le danger d’un dysfonctionnement généralisé est encore d’actualité, puisqu’il est lié directement au chaos politique national et aux manœuvres politiciennes de ceux qui veulent maintenir le statu quo, ou imposer un candidat, sinon pour avorter un plan au profit d’un autre.

Ce chaos fatal est orchestré par l’adoption des politiques basées sur l’affaiblissement des institutions de l’Etat, sur le silence politique, sur la violation de la Constitution, sur l’instrumentalisation de la justice, mais encore sur une fuite en avant ahurissante, puisque, malheureusement, en Algérie, ce sont « les incompétents » qui jouent le rôle capital dans la gestion des affaires de l’Etat.

In ElWatan du 28-12-2018