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NOURDINE BENISSAD, PRÉSIDENT DE LA LADDH, À L’EXPRESSION :"Je ne crois pas à un scénario à l’égyptienne"

« On ne peut pas aller vers une élection présidentielle dans le cadre de l’article 102 car les conditions d’une élection libre, transparente et démocratique ne sont pas réunies », c’est ce que relève dans cette interview qu’a bien voulu nous accorder Nourdine Benissad, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (Laddh). Et il fait remarquer que « sans cette mobilisation populaire sans précédent dans l’histoire récente de notre pays, la ‘’présidence à vie’’ serait rentrée dans les moeurs politiques du système ». Et pour entamer une transition démocratique, Nourdine Benissad insiste sur l’impératif de « créer les conditions d’un climat démocratique et permettre le débat démocratique avant tout processus électoral ».

L’Expression : Quel bilan faites-vous du mouvement populaire revendiquant le départ du système ?

Nourdine Benissad : Il y’a des acquis incontestables à la faveur du mouvement populaire. Marches pacifiques, pluralité, civisme, organisation, revendications claires et résolument démocratiques. Le système a réussi une chose, il a permis que tout le peuple s’unisse contre lui. Le mouvement populaire ne cesse chaque vendredi d’exercer sa souveraineté et son intelligence à tout point de vue. Il a imposé le retrait de la candidature du président sortant au cinquième mandat, le rejet de la prolongation de son quatrième mandat sans élection et la feuille de route suggérée, il a obtenu l’annulation de l’élection présidentielle du 18 avril et enfin le départ de Bouteflika. On ne pouvait pas imaginer tout ce scénario il y a à peine un mois tellement le système avait la peau dure.

A qui doit-on la démission de Bouteflika : à l’armée ou à la mobilisation du peuple ?

Le départ sans gloire de Bouteflika est dû, à l’évidence, à la mobilisation du peuple. Si le peuple ne s’était pas mobilisé, Bouteflika soutenu par toutes les sphères du pouvoir, aurait fait un cinquième mandat comme une lettre à la poste.

Il est clair que la prise de position du commandement militaire en se mettant au côté du peuple, a précipité le départ de Bouteflika. Les derniers soutiens du clan Bouteflika l’ont lâché parce que le mouvement populaire n’a pas cessé de s’amplifier. L’impotence de Bouteflika, son incapacité à gouverner et à prendre des décisions étaient connues depuis 2012. Sans cette mobilisation populaire sans précédent dans l’histoire récente de notre pays, la « présidence à vie » serait rentrée dans les moeurs politiques du système. C’est vrai que la mise en oeuvre uniquement de l’article 102 de la Constitution n’est pas suffisante. Pire que ça, c’est une manoeuvre de plus pour faire perdurer le système sans Bouteflika car ce dernier n’est qu’un symbole du système. Le discours du chef d’état-major a évolué puisqu’il est question d’ajouter l’article 7 de la Constitution, autrement dit le peuple est la source de tout pouvoir », la principale revendication du peuple. On ne peut pas concevoir une sortie de crise qui n’aurait pas de fondement politique et de rendre la parole au peuple pour décider de son propre destin par des mécanismes qui ne soient pas ceux du système et sur la base d’une Constitution faite sur mesure pour un homme et bafouée que de fois par le président sortant. L’application de l’article 102 de la Constitution doit être assortie de l’article 7 de la Constitution et d’un consensus national sur les mécanismes de la transition démocratique.

Selon vous, l’armée serait-elle à la hauteur de ses engagements au côté du peuple, garante des engagements pris quant à sa volonté affichée d’être un partenaire dans le changement qui s’annonce, mais pas un décideur ?

Il faut d’abord rappeler clairement le slogan phare du peuple : système dégage ! Ensuite, il s’agit de traduire cette attente par l’acceptation d’un processus de changement radical du système par une transition démocratique et apaisée.

On ne peut pas aller vers une élection présidentielle dans le cadre de l’article 102 car les conditions d’une élection libre, transparente et démocratique ne sont pas réunies. Il faut abroger toutes les lois liberticides adoptées en 2012 sur les partis politiques, les associations, les syndicats, le régime électoral et la loi sur l’information qui sont autant d’atteintes aux libertés fondamentales.

Il faut donc créer les conditions d’un climat démocratique et permettre le débat démocratique avant tout processus électoral. Tout ceci n’est encore pas acquis. Si le commandement militaire est prêt à accompagner tout consensus des forces vives et patriotiques de ce pays sur toute perspective de transition démocratique, ça serait donner un sens à la position de l’armée d’avoir choisi d’être au côté du peuple.

Ne craignez-vous pas un scénario à l’égyptienne (à la Sissi), qui pourrait se reproduire en Algérie ?

Je ne crois pas à un scénario à l’égyptienne tant les conditions politiques ne sont pas les mêmes. En Égypte, c’était un face-à-face entre les militaires et les islamistes pour la prise du pouvoir. En Algérie, c’est tout le peuple contre le système. Le commandement militaire ne peut pas aller à l’encontre du peuple et tourner le dos à ses revendications. Un scénario à l’égyptienne ne ferait que retarder les choses et faire gagner du temps alors qu’il faut traiter les racines du système et démanteler ce dernier.

Je ne pense que le commandement militaire prenne la responsabilité d’aller à la confrontation avec le peuple. Le rôle de l’armée doit se limiter à sa mission constitutionnelle, protéger son peuple et l’intégrité territoriale du pays. On a trop souffert de l’intrusion de l’armée dans le domaine politique. La politique, au sens athénien, est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires.

Quels sont les mécanismes permettant de réussir une transition démocratique à la hauteur des aspirations du peuple ?

Les expériences de transition politique existent à travers le monde. On peut en prendre connaissance, mais l’erreur est de calquer un modèle donné car chaque pays a sa singularité en termes sociologiques et politiques. On peut aller vers une transition démocratique apaisée pour peu que la volonté politique et le consensus entre toutes les forces vives de notre pays existent. Ce mécanisme est nécessaire pour aller vers une IIe République.

Les préalables à cette transition sont des socles non négociables, démocratie, Etat de droit et libertés individuelles et collectives. Les réformes politiques pour instaurer une instance indépendante d’organisation des élections, des nouvelles lois sur les partis politiques, les associations, les syndicats, les libertés de manifester de se réunir et d’expression sont incontournables. Il faut lever tous les verrous et les restrictions apportées par le pouvoir à ces libertés pour aller vers de vraies élections libres.

Peut-on assister à l’indépendance de la justice, voir cette institution accompagner le processus de transition et jouer le rôle qui lui revient ?

Il est illusoire de penser que l’indépendance de la justice est possible dans un système autoritaire. On peut parler de résistance des juges, ici et là. La démocratie est un préalable à une justice indépendante et impartiale.

La future Constitution doit évidemment consacrer le principe de la séparation et l’équilibre des pouvoirs ainsi que l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ensuite il faut traduire ce principe par des réformes profondes, notamment les lois organiques sur le statut du magistrat et le Conseil supérieur de la magistrature. Les questions du respect des droits de l’homme, de la présomption d’innocence, de la détention, de la garde à vue, du procès équitable, du contenu des programmes de formation des juges, de l’humanisation de la justice et des prisons doit être au coeur de toute réforme de la justice.

L’expression du 07-04-2019