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« Des chaînes sont liées à des réseaux dirigés par des oligarques »

Redouane Boudjemaa. Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Alger 3 et ancien journaliste

Ces derniers jours, des chaînes de télévision satellitaires de droit étranger diffusent des informations, parfois démenties, qui mettent en émoi l’opinion publique. A quoi jouent ces chaînes ?

Ces chaînes de télévision privées, comme tout le monde le sait, sont liées à des réseaux et des groupes d’intérêts dirigés par des oligarques et organisés autour de sources de financement opaques.

Ces télévisions sont gérées de manière informelle, hors de toute déontologie et sans égards pour les normes de la profession, et dans l’absence de transparence à tous les niveaux.

Cette structuration informelle reflète le désordre permanent d’un système caractérisé par un pouvoir politique informel. De dérive en dérive, on a abouti à une sorte d’anti-Etat informel parallèle dans toutes ses dimensions, qui prospère dans des zones grises de non-droit. La clientèle du système en profite pour imposer une gestion du fait accompli.

Comble de l’absurde, ces chaînes, exclusivement algériennes, sont de droit étranger et bénéficient aussi dans l’opacité de transferts de devises vers l’étranger pour payer, entre autres, les droits de diffusion. Il en résulte des télévisions serviles au service de l’oligarchie et des groupes au pouvoir.

Ces médias sont conçus pour exécuter sans état d’âme la feuille de route confiée par les mains nourricières. Donc pour conclure sur cette question, ces chaînes produisent depuis des années de la haine, de l’obscurantisme, notamment par les discriminations contre les femmes, la stigmatisation des migrants et la diffusion de stéréotypes de tout genre en invitant souvent des vitrines politiques qui cultivent la détestation, l’ostracisme et la division entre Algériens, entre autres graves dérives.

Mais depuis le début de la révolution pacifique des Algériens et des Algériennes, ces chaînes s’activent dans une surenchère de fracturation du front populaire social, culturel et démocratique. Les manœuvres les plus condamnables, les plus viles, sont monnaie courante… L’aspect le plus préoccupant est certainement ce qui se passe depuis quelques jours.

C’est terrible et absurde au moment même où les Algériennes et les Algériens donnent des leçons de pacifisme, de civisme, d’unité dans la diversité, ces chaînes s’adonnent à la propagande primaire et se positionnent en porte-parole des clans et des réseaux du sérail.

Le plus dramatique est qu’une de ces chaînes, qui se veut être le porte-parole du commandement de l’armée, donne, à travers son discours sur l’armée, en croyant la servir, l’image de l’existence d’une milice, certainement pas d’une armée républicaine. Notre armée nationale est née dans la Révolution et elle ne peut en aucun cas se transformer en milice.

C’est la raison pour laquelle il faut tirer la sonnette d’alarme : ces chaînes menacent la sécurité nationale, créent un climat d’angoisse, nourrissent la méfiance et menacent le tissu social. Et d’autres à force de parler de la Présidence donnent l’image de chaînes qui parlent au nom de forces qui prennent en otage l’Etat, la nation et son unité.

Quelle est l’instance qui peut rappeler les exigences du métier ? L’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) ou une autre institution ?

J’ai beaucoup de choses à dire sur l’ARAV. Je n’ai cessé depuis son installation de dénoncer la complicité de cette instance par son silence face à la haine religieuse, aux stéréotypes et aux discriminations faites aux femmes et autres graves dérives. Mais aucune réaction. L’Arav sous Hamid Grine, ancien ministre de la Communication, était soumise au diktat du ministre et je tiens cela d’un ancien membre de cette instance, le défunt Zahir Ihaddaden.

Il avait dénoncé, lors des différentes réunions, la violation de la loi par le ministre et son ingérence dans les prérogatives de cette instance. Dans les jours qui viennent, je vais rédiger un texte pour tout dire sur le travail de mon ex-directeur de thèse en annonçant une information jamais publiée.

L’Arav elle aussi a violé la loi : un de ses membres a travaillé pour le PC de campagne de Bouteflika en 2014 et en 2019 en violation de l’article 61 et il a même été désigné comme directeur de la Télévision publique (EPTV). Il s’agit là d’une grave violation de la loi, d’un authentique conflit d’intérêt.

Que faire face à cette situation ?

Je suis vraiment peiné de confier à mes amis et amies journalistes que ce métier est clochardisé. Que cette corporation est l’otage de l’informel, des tripotages politico-financiers, de l’argent sale de la rente publicitaire.

Ce paysage sinistré est aggravé par l’absence de stratégie de formation continue des journalistes. J’appelle les journalistes à s’organiser dans un grand syndicat pour libérer le métier et imposer les règles déontologiques, libérer l’information de la propagande, séparer l’information de la publicité, bannir le journalisme à charge et à décharge, arrêter la haine sous toutes ses formes.

Il est urgent de révoquer pour l’éternité toutes les formes de discrimination faites aux femmes dans les médias et surtout séparer les intérêts de la corporation avec les intérêts des patrons de presse. Il est nécessaire d’envisager dans les meilleurs délais des états généraux de la presse, car l’heure est grave, extrêmement grave.

Il est absolument indispensable de construire un paysage médiatique doté de systèmes de régulation professionnels et de contre-pouvoir. L’actuelle ARAV est finie historiquement en attendant la construction de la République portée par les Algériennes et les Algériens. Il est temps de forger les instruments de l’autorégulation médiatique et civile.

Ce que je propose de fait est une série de pistes, les grandes lignes d’un programme qui doit être défini par les journalistes, les universitaires et la société civile. Le chemin sera long difficile mais nécessaire pour sauver le métier et le pays.

Elwatan du 04-04-2019