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La détention d’Ihsane el-Kadi, un nouveau coup dur pour la liberté de la presse en Algérie

Arrêté dans la nuit du 24 décembre, le journaliste algérien Ihsane el-Kadi a été placé jeudi en détention provisoire après sa présentation devant le procureur de la République du tribunal de Sidi Mhamed, à Alger. Son interpellation et la mise sous scellés des locaux de son agence, qui abrite le siège de Radio M et celui du site d’information en ligne Maghreb Émergent, ont remis sur le devant de la scène la question du respect de la liberté de la presse en Algérie.

Après la fermeture de plusieurs médias algériens ces dernières années et la condamnation d’un certain nombre de journalistes à des peines de prison, l’arrestation d’Ihsane el-Kadi, dans la nuit du 23 au 24 décembre, et la mise sous scellés de l’agence Interface Médias, société éditrice des médias indépendants Radio M et Maghreb Émergent dont il est le directeur, sont les derniers coups durs infligés à la liberté de la presse en Algérie.

Présenté jeudi 29 décembre devant le procureur de la République du tribunal de Sidi Mhamed, à Alger, "en l’absence de ses avocats qui n’ont pas été notifiés", selon Radio M, "il a été placé en détention provisoire pour quatre chefs d’inculpation", selon ses avocats. Sa garde-à-vue avait déjà été prolongée deux fois.

Maghreb Emergent précise que son patron est notamment poursuivi en vertu de l’article 95 bis. Ce texte prévoit une peine de prison de cinq à sept ans pour "quiconque reçoit des fonds, un don ou un avantage... pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’État, à la stabilité et au fonctionnement normal de ses institutions, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale, aux intérêts fondamentaux de l’Algérie ou à la sécurité et à l’ordre publics".

L’arrestation d’Ihsane el-Kadi a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux et une mobilisation en ligne exigeant sa remise en liberté. Interrogé par France 24, Aïssa Rahmoune, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) et de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) confie qu’Ihsane el-Kadi "a lui-même indiqué que cette arrestation est une affaire contre sa personne et contre Interface médias".

Une "interminable série d’intimidations"

Dans un communiqué publié le 28 décembre, le conseil d’administration d’Interface Médias s’est insurgé contre les conditions de l’interpellation de son directeur, "symbole flamboyant d’une Algérie qui refuse opiniâtrement d’abdiquer face à l’arbitraire", et dénoncé "une violation flagrante du code de procédure pénale".

"Tous les actes ayant conduit à la fermeture arbitraire de nos locaux ont été menés en dehors de toute légalité, poursuit le conseil d’administration. La perquisition et la confiscation des équipements se sont faites sans présentation de mandat et sans que des faits délictueux ou criminels n’aient été établis".

Radio M, qui a relayé une pétition appelant à la libération de son directeur, rappelle qu’Ihsane el-Kadi, déjà condamné à 6 mois de prison en juin dernier à la suite d’une plainte du ministre de la Communication contre un article d’opinion, fait face à une "interminable série d’intimidations" depuis au moins trois ans.

"Interpellations, contrôles judiciaires, détentions arbitraires, interrogatoires à plusieurs reprises dans les locaux de la gendarmerie et ceux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), sont devenues le lot quotidien de sa vie de journaliste", ajoute le média, qui évoque un "acharnement politique, policier et judiciaire sans précédent".

Pour Aïssa Rahmoune, l’affaire Ihsane el-Kadi illustre "une pratique courante" depuis le déclenchement du Hirak, le mouvement de protestation populaire déclenché le 22 février 2019, qui avait poussé le président Abdelaziz Bouteflika à la démission deux mois plus tard, après 20 ans au pouvoir.

"Depuis, confie-t-il à France 24, ils ciblent des personnes, des activistes et des militants des droits humains, ou des opposants politiques, les arrêtent et confectionnent ensuite un dossier contre eux, ce qui constitue une violation très grave de la procédure et du droit ".

Sur son site internet, l’ONG Reporters sans frontières (RSF), qui place l’Algérie au 134e rang sur 180 pays dans son classement de la liberté de la presse, confirme que "les pressions contre les journalistes se sont fortement aggravées depuis le début du Hirak".

Un tweet à l’origine de l’arrestation d’Ihsane el-Kadi ?

L’ONG a lancé elle aussi un appel à la libération d’Ihsane el-Kadi et au respect du travail des médias en Algérie. Interrogé par France 24, le représentant de RSF en Afrique du Nord, Khaled Drareni, lui-même symbole du combat pour la liberté d’expression en Algérie, a expliqué que les médias dirigés par Ihsane el-Kadi sont "parmi ceux qui donnent encore la parole à tout le monde, au pouvoir et à l’opposition, et c’est peut-être ce qui inquiétait les autorités".

Ou alors, est-ce le dernier tweet en date du patron de presse qui a provoqué l’ire du pouvoir algérien ? "Le trésor public a récupéré 20 milliards de dollars de chez les oligarques de la Issaba a affirmé sans sourciller le président Tebboune !!!! Comment peut-on oser dire quelque chose d’aussi mathématiquement grossier à des citoyens réputés les mieux scolarisés en Afrique ?", a-t-il écrit sur le réseau social le 23 décembre, remettant ouvertement en question la parole du chef de l’État.
Pourtant, souligne Khaled Drareni, l’article 54 de la Constitution algérienne précise bien que le "délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté".

"Nous nous interrogeons donc sur les raisons qui poussent les autorités à harceler les journalistes, puisque malgré la consécration de la liberté de la presse par l’article 54 de la Constitution, plusieurs journalistes ont été condamnés à des peines de prison en raison d’articles qu’ils ont écrits, je pense notamment à Belkacem Houam ou Hamid Goumrassa".

Ces dernières années, plusieurs associations de défense des droits de l’Homme et de la liberté de la presse, comme RSF, n’ont eu de cesse de tirer la sonnette d’alarme sur la situation des médias en Algérie, où "le simple fait d’évoquer la corruption et la répression des manifestations peut valoir aux journalistes menaces et interpellations".

Des lignes rouges qui s’ajoutent aux pressions économiques subies par "le secteur privé qui souffre depuis 2019, et plusieurs médias et chaînes de télévision ont dû fermer, notamment parce que les organes de presse sont privés de publicité", selon RSF. Les subventions d’État, elles, ne sont octroyées qu’aux médias publics ou aux médias privés proches du régime.

"Dans le même temps, vous trouvez d’autres journaux, notamment Al-Watan [quotidien francophone de référence, NDLR], menacés de fermeture, ce qui pourrait mettre fin à une histoire de plus de trois décennies de travail journalistique ", conclut Khaled Drareni.

FRANCE24 le 29/12/2022