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NOURREDINE BENISSAD :“La crise sanitaire doit pousser à l’apaisement”

Le président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme évoque dans cet entretien les problèmes induits par le confinement sur l’activité judiciaire, la question des prisonniers d’opinion et la façon de faire face à la crise politique que traverse le pays.

Liberté : Quel bilan faites-vous de l’activité réduite de la justice en ce temps de confinement sanitaire ?
Nourredine Benissad
 : L’épidémie de coronavirus a impacté de nombreux secteurs d’activité et, évidemment, la justice n’est pas épargnée. L’activité est réduite à un service minimum surtout en ce qui concerne les audiences. Ce qui fonctionne, ce sont les audiences qui traitent des affaires qui ont un caractère d’urgence comme le référé, les comparutions immédiates, les chambres des d’instruction et d’accusation, notamment pour les demandes de mise en liberté provisoire.

Ces audiences se déroulent sans le public, du fait du risque de transmission du virus. La visioconférence n’est pas trop pratiquée, probablement par crainte de la saturation du réseau, de la qualité de la connexion, mais aussi des effets qui pèsent sur les droits de la défense. Un procès par visioconférence n’est pas de nature à respecter les conditions d’un procès équitable.

Comment seront alors traitées les questions de prescription, de délais d’appel et les délais en matière de notification ?

Il aurait peut-être fallu légiférer par ordonnance pour régler certaines de ces questions pertinentes et pour le reste une communication des autorités judiciaires en direction des avocats, des justiciables et plus généralement des usagers du service public judiciaire sur l’après-confinement.

Quelles sont les conditions d’exercice des avocats et les conséquences du confinement sur l’activité de la profession ?
Les avocats s’adaptent aussi à la situation induite par la crise sanitaire. Ils traitent les contentieux urgents en maintenant un niveau d’exigence sanitaire maximal. Ils assurent aussi le minimum pour leurs clients, notamment la communication avec leurs clients détenus et préparent leurs dossiers dans la perspective d’une reprise à plein temps.

Les justiciables s’inquiètent, et c’est normal, pour leurs intérêts, pour les uns, et à leur liberté, pour les autres. Inquiétude déjà en temps normal, mais stressante couplée à la crise du Covid-19. Du fait de cette situation, de nombreux avocats, notamment les jeunes, se retrouvent en difficulté économique certaine. Ils doivent faire face à de nombreuses charges incompressibles (loyer, électricité, eau, etc.). Il faut savoir que les avocats n’ont pas d’autres sources de revenus que leur profession et ont des familles à nourrir.

L’Ordre des avocats d’Alger a apporté des aides aux plus touchés par cette crise, mais il ne peut pas prendre en charge l’ensemble des avocats, ses ressources étant réduites. La solidarité s’organise selon les moyens du bord. Si la situation perdure, l’Union nationale des barreaux algériens devra réfléchir à mettre en place un fonds de solidarité et de soutien aux avocats en difficulté.

Dans le cadre du maintien des parloirs d’avocats, des mesures de prévention adéquates ont-elles été mises en place par les établissements pénitenciers ?

Lorsque les avocats se rendent dans les prisons, ils communiquent avec leurs clients détenus à travers le parloir pour éviter tout contact. Un grand couloir constitué de bancs et de téléphones pour communiquer. Ces parloirs sont, à l’origine, destinés aux familles qui rendent visite à leurs proches détenus. Le port du masque est obligatoire pour les avocats.

L’administration met à la disposition des avocats et de son personnel du gel hydroalcoolique. Les mesures de prévention existent et sont globalement correctes.
Cependant, je suis plutôt pour des mesures plus radicales de nature à réduire la surpopulation carcérale : libération des détenus d’opinion, des auteurs de délits mineurs, personnes âgées et malades.

À la prison notamment, les salles communes des détenus sont des espaces favorables à des contaminations. Mais de manière générale, nous devons nous rapprocher des normes internationales en matière carcérale. En amont, le recours à la détention préventive doit être véritablement une exception en vertu de la Constitution et du code de procédure pénale.

Quel est l’état d’esprit des prisonniers qui ne reçoivent plus de visites de leurs familles ?

Les visites familiales pour les détenus ont été suspendues et cela fait partie des mesures préventives qui ont été prises. Inversement, c’est évidemment quelque chose d’humainement difficile à vivre. Il faut peut-être penser à rétablir les visites familiales, quitte à durcir les mesures de prévention pour rétablir, un tant soit peu, le lien social et familial.

Pendant cette pandémie, des militants du hirak sont poursuivis et condamnés par la justice au point de soulever des soupçons sur les velléités du pouvoir d’utiliser cette crise sanitaire pour mettre fin aux manifestations. Qu’en pensez-vous ?

Cette crise sanitaire doit au contraire nous pousser à la solidarité nationale, mais aussi à l’apaisement. Je m’attendais à la libération de tous les détenus d’opinion et à l’arrêt des poursuites contre ces personnes.

Penser que le tout-sécuritaire va juguler la crise politique née après le 22 février 2019 est un manque flagrant de profondeur politique. La crise est fondamentalement politique et son traitement ne peut être que politique. Tant que l’on ne traite pas à la racine les causes qui ont amené à cette situation, on n’aura rien résolu, sinon différer ses effets et ses incertitudes.

Ne dit-on pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets ? La situation au contraire exige d’encourager les espaces de débats, de dialogues pour dégager les meilleures pistes qui mèneront vers un État de droit respectueux des libertés individuelles et collectives. Tenter de mater et de restreindre les libertés sont source de blocage de tout développement politique, économique et social.

Pareillement, les autorités invoquent les articles de loi sur “les financements étrangers” pour expliquer le blocage conservatoire de certains sites électroniques, en attendant les poursuites judiciaires. Quel en est votre avis ?

La loi organique de 2012 sur l’information est déjà une loi liberticide en ce sens qu’elle n’est conforme ni à l’article 41 de la Constitution ni à l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques ratifié par notre pays. C’est une loi qui restreint la liberté d’expression et elle est appelée à être abrogée pour se mettre en adéquation avec les standards internationaux, notamment la charte de Munich sur les droits et les devoirs des journalistes.

La suspension de certains sites électroniques, notamment le site Maghreb Emergent par l’administration est illégale d’un point de vue juridique. Seul un tribunal en vertu de l’article 116 de la loi organique sur l’information peut prendre une mesure de suspension temporaire d’un site. Il faut préciser qu’en aucun cas, la loi ne permet de prendre des mesures contraignantes pour le seul fait qu’une ligne éditoriale soit critique vis-à-vis de l’action publique.

La suspension de ces sites et d’autres auparavant obéissent plus à des lettres de cachet qu’au respect des principes constitutionnels et conventionnels. Nous sommes solidaires et appelons à la levée de ces suspensions et aussi à la libération des journalistes en détention. La primauté de la loi et des libertés doit primer. Comme dans l’éthique dans le journalisme, l’éthique politique impose que l’on ne touche pas aux principes constitutionnels et, singulièrement, à la liberté d’expression.

Le code pénal prévoit désormais de lourdes peines à l’encontre des diffuseurs de fake news, mais avant même l’entrée en vigueur de ces dispositions, plusieurs arrestations et poursuites ont eu lieu. Comment l’expliquez-vous ?

Les fake news sont un phénomène transnational. Tous les pays du monde y compris les pays démocratiques ont mis en place des cadres juridiques pour limiter l’afflux massif des fake news. Il faut dire qu’elles peuvent être attentatoires aux libertés, notamment individuelles.

Ce que je relève, c’est que nous disposons déjà d’une législation pénale qui punit les délits de propagation de fausses nouvelles, de diffamation et d’atteintes à l’honneur, à la considération des personnes et aux données personnelles.

Les amendements introduits par la nouvelle loi pénale, notamment les notions “d’atteinte à l’unité nationale” pour lesquelles ont été poursuivis la plupart des activistes du Hirak, sont une régularisation juridique des pratiques judiciaires.

Cela veut dire que les poursuites enclenchées à leur encontre n’avaient aucun fondement, sinon politiques liées à l’exercice de leurs droits constitutionnels. Je relève aussi que les avocats, défenseurs des libertés, et les acteurs de la société civile n’ont pas été associés à l’élaboration de cette loi, car le droit pénal est avant tout gardien des libertés, dans la mesure où il protège leur exercice.

Faire passer des lois qui ont un lien avec les libertés pendant le confinement et sans débat contradictoire ne leur donne aucune légitimité. Le principe constitutionnel de légalité veut que les lois doivent définir les incriminations en termes précis et ne peuvent en aucun cas s’appliquer aux infractions commises antérieurement à leur entrée en vigueur.

Ce principe de clarté de la loi pénale évite l’arbitraire et les abus. Le code pénal a besoin d’un toilettage profond de manière à le mettre en conformité avec les principes constitutionnels et les conventions internationales relatives aux droits de l’homme ratifiées par l’Algérie qui garantissent l’exercice des libertés individuelles et collectives. Notre code pénal est résiduel du code pénal français datant du Moyen Âge, car d’origine inquisitoire, tout comme le code de procédure pénale.

Liberté du 13-05-2020
Interview réalisée par : Nissa HAMMADI