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Indépendance : les rendez-vous manqués du développement

« Notre histoire a été et demeurera très mouvementée. Nos richesses attirent et nos divisions amplifient le mouvement. » L’Emir Abdelkader

De la Déclaration du 1er Novembre 1954 au congrès de Tripoli de juin 1962, en passant par le Congrès de la Soummam d’août 1956, la volonté de développer le pays pour rompre avec le système colonial et le féodalisme pour moderniser la société fut clairement affichée. On y affirmait une orientation « socialiste, la nécessité de transformer les structures rurales, de développer une industrie lourde étatique, mais aussi une industrie privée, avec le recours aux capitaux étrangers », afin de répondre aux immenses besoins de la population dans tous les domaines. L’indépendance venue, cet objectif ne fut jamais réalisé.

Dès l’été meurtrier de 1962, sur fond de coup de force et de pouvoir personnel, le romantisme économique (biens vacants, coopératives agricoles ...) ne résista pas et il fallut la Charte d’Alger de 1964 pour recadrer le processus et réaffirmer la volonté de l’Etat de s’appuyer sur un important secteur public qui serait le « moteur du développement », coordonné et mis en œuvre par la planification.
Sur cette base, suite au coup d’Etat du 19 juin 1965, et sous couvert de « redressement révolutionnaire » ne laissant aucun espace à quelque opposition politique que ce soit, une première stratégie de développement fut tentée, dès la fin des années 1960, par ce qu’on peut appeler, par simplification, le tandem Boumediène-Abdeslam. Ce fut le premier rendez-vous manqué du développement.

Puis, une seconde tentative de développement, sous la forme de réformes globales et démocratiques, fut initiée, après moult hésitations, un contrechoc pétrolier et de longs atermoiements s’achevant par les dramatiques événements d’Octobre 1988, par le tandem Chadli-Hamrouche. Ce fut le second rendez-vous manqué du développement. Pour mieux comprendre ces échecs, retour sur un demi-siècle d’économie politique algérienne.

Boumediène-Abdeslam : industrialisation publique et révolution agraire

Dès le milieu des années 1960, la volonté de récupérer les richesses nationales s’affirme.(1) Celle-ci s’opère en deux temps. En 1968, l’Etat, lui-même en chantier, confie le monopole de la distribution des hydrocarbures à Sonatrach, entreprise publique créée dès 1963. Puis, le 24 février 1971, Houari Boumediène décide la nationalisation des intérêts étrangers dans ce secteur. Pour valoriser au mieux les ressources financières tirées de ces richesses, deux axes essentiels sont définis : l’appropriation maximale de la rente pétrolière et son investissement dans l’industrialisation, dans la conservation et le développement de la rente pétrolière elle-même. S’inscrivant dans la lutte pour l’émancipation du tiers-monde, cette démarche est brillamment exposée par le président Boumediène en 1974 à la tribune de l’ONU. Elle tient en une phrase : la rente pétrolière doit revenir aux pays producteurs afin d’assurer leur développement.

L’appropriation de la rente pétrolière a donc pour objectif, vertueux et explicite, la constitution d’une base productive nationale la plus diversifiée possible. Pour cela, il s’agit de promouvoir, une industrialisation en profondeur et une intégration entre les branches de l’économie nationale. Priorité est donnée à l’investissement sur la consommation, à l’industrie sur l’agriculture, à l’industrie lourde sur l’industrie légère, au secteur public sur le secteur privé.

Tout ce processus, qui prend le nom de « stratégie des industries industrialisantes », est piloté principalement par Belaïd Abdeslam, le volontariste ministre de l’Industrie et de l’Energie. Financé par les exportations d’hydrocarbures, le développement de l’ensemble des secteurs doit résulter de « l’effet d’entraînement » assigné à l’industrie lourde. De la sorte, selon le secrétariat d’Etat au Plan (SEP), grâce à des investissements colossaux (plus de 50% du PIB), « en 1980, l’industrie doit satisfaire au moindre coût les besoins de la population et, plus encore, les industries du cuir, les industries textiles, par ailleurs, les industries agricoles doivent être largement exportatrices ».

Dans tous les plans qui se succèdent, la nécessité de développer l’économie productive est réaffirmée. Les entreprises publiques monopolistes en sont les « fers de lance » et la rente pétrolière le carburant. Ainsi, à l’horizon 1980, l’hypothèse est que la production agricole aura doublé pour les céréales et les viandes, quintuplé pour les fruits et légumes, par rapport à 1967. De même, en matière industrielle, on attend une production multipliée par quatre ou cinq. Avec un important effet de création d’emplois pour faire face au chômage, estimé à 30% de la population active au lendemain de l’indépendance.
Pourtant, au moment de la disparition prématurée, et encore mystérieuse, du président Boumediène le 27 décembre 1978, la stratégie de développement menée, malgré quelques améliorations, notamment en termes de densification du tissu industriel, de revenus, d’emplois et de consommation, n’aboutit pas au développement tant espéré.

Côté industrialisation, malgré la priorité accordée à l’industrie (plus de 50% des investissements, dont 40% pour les seules industries de base), et souvent outrepassée(2), et la place exorbitante du secteur pétrolier (plus de la moitié des investissements industriels), les performances ne sont pas au rendez-vous. Face à un appareil bureaucratique et procédurier des plus rigides, gaspillages, surcoûts et surfacturations, plus ou moins opaques, sont monnaie courante. Les entreprises industrielles connaissent des déficits chroniques de plus en plus lourds, les rendant incapables d’assurer leur propre viabilité, leurs besoins de trésorerie et le remboursement de leur endettement, d’où un recours systématique au découvert bancaire(3). Les nouvelles capacités de production installées, entachées de malfaçons et mal maîtrisées, sont largement sous-utilisées, ce qui entraîne une rigidité de l’offre de produits industriels. Tout cela provoque une chute régulière du taux d’efficacité du capital, et l’incapacité pour les secteurs industriels de répondre à la demande nationale.

Côté agriculture, la priorité accordée à l’investissement industriel et l’insuffisante modernisation des exploitations agricoles (mécanisation, engrais et autres intrants), soumises, malgré la révolution agraire des années 1970, au carcan bureaucratique et aux réseaux opaques des maquignons et autres mandataires, ont raison du secteur et de sa paysannerie. Les coûts de production sont particulièrement élevés et les rendements parmi les plus faibles du bassin méditerranéen. Résultat, comme dans l’industrie, les exploitations s’installent dans des déficits chroniques et un endettement permanent. La production, malgré les objectifs assignés, reste très en deçà des besoins de la population.

Le recours aux importations alimentaires, financées par l’endettement international, se fait plus intense et systématique. Ainsi, alors que la production agricole nationale couvrait l’essentiel des besoins jusqu’en 1967, les résultats médiocres constatés à partir des années 1970, sur fond de démographie galopante, conduisent à une aggravation sans précédent de la dépendance alimentaire. Pour ces raisons, la balance commerciale agricole, qui était positive jusque-là, devient structurellement négative dès l’année 1973, et le déficit se creuse chaque année un peu plus. La production nationale, qui couvrait 93% des besoins en 1969, n’en assure plus que 30% au début des années 1980. A cette date, l’Algérie a le douzième déficit alimentaire mondial !

Au bout du compte, en cette fin des années 1970, bien huilé en théorie, le modèle subit ainsi, sur fond « d’indiscipline intersectorielle », de nombreux grains de sable qui enrayent la machine. Non seulement la rente pétrolière n’a pas permis l’émergence d’une économie nationale productive, diversifiée, efficace et intégrée, dégageant un surplus et une épargne intérieure, mais il a fallu recourir en permanence à l’endettement international pour financer des investissements non productifs et l’explosion de la consommation intérieure.(4) Avec, comme résultat global un quadruple déséquilibre de la balance des paiement, du Trésor public, des entreprises publiques et des exploitations agricoles.

Pour autant, la rente pétrolière n’est pas coupable de cet échec. En réalité, au cours de la période, on assiste à l’émergence d’une véritable « économie de pénurie », avec ses files d’attente, ses dérogations, ses passe-droits et sa corruption. Le marché intérieur y présente une double facette : celle du marché administré et celle du marché parallèle, ce dernier se nourrissant du premier. Ainsi, au côté d’un marché de pénurie, dont les produits, en quantité et qualité insuffisantes, sont offerts, sous certaines conditions et procédures, à des prix fixés par l’administration (à des niveaux généralement inférieurs, aux coûts de production ou d’importation), se développe un marché parallèle régulé par des décisions privées, le plus souvent occultes, à des prix de monopole, incluant des marges phénoménales, sans facturation et hors de portée de l’appareil fiscal. Ce faisant, le marché parallèle affecte autant les entreprises que les particuliers, laissant la voie ouverte à toutes les pratiques délictueuses. Ces pratiques couvrent l’ensemble du secteur commercial, depuis les contrats d’importations jusqu’au consommateur final.

Pis, un tel « double marché » s’étend également à la monnaie nationale, le dinar, dont le taux de change administré est largement concurrencé par le taux de change parallèle. Ce faisant, le dinar ne fonctionne véritablement que sur le marché parallèle qui en fixe, en dernier ressort, le cours réel, et le volume nécessaire à l’équilibre des transactions. Dès lors, la Banque centrale est réduite au rôle d’imprimeur de billets et d’émetteur de monnaie pour l’économie informelle. Par ce processus, alimenté en permanence par l’appel systématique aux importations, cette économie spéculative s’approprie, progressivement et indirectement, sous la forme d’une multitude de revenus rentiers, les recettes pétrolières et les devises prêtées à l’Algérie par le système financier international.

Ainsi, en voulant développer de façon autoritaire et volontariste une économie productive, avec ses entrepreneurs, ses cadres gestionnaires, ses travailleurs industriels et ses coopérateurs agricoles, ont aboutit à l’émergence et à l’expansion d’un système rentier, fondé sur une logique spéculative et clientéliste, qui domine de plus en plus l’économie officielle et sa monnaie. La répartition primaire des revenus des entreprises et des ménages par l’administration se soumet de fait au diktat de la redistribution seconde imposée, de façon plus ou moins visible, par le couple marché administré-marché parallèle. Les revenus, salaires et profits sont tributaires non seulement de la rente pétrolière, prélevée et redistribuée par l’Etat, mais surtout d’une multitude de rentes foncières, financières, commerciales et fiscales générées dans l’opacité par un système rentier qui va bien au-delà de la simple économie rentière et de son pendant institutionnel, l’Etat rentier. Pis, un tel système entre en convergence, voire en alliance, avec les convoitises rentières externes, à travers l’accès au pétrole et au gaz, le financement du développement et celui des importations sur fonds de corruption de plus en plus étendue.

A l’évidence, la confiscation de l’indépendance par un régime autoritaire, fût-il nationaliste et adepte d’un Etat planificateur et de l’économie productive, favorisa davantage l’émergence de ce système rentier, qui étend progressivement la toile d’araignée de ses réseaux occultes à toute la société, y compris le cœur du régime lui-même. D’où, à partir des années 1980, une fragilité extrême de l’économie algérienne.

Chadli-Hamrouche : réformes globales et démocratie

Avec le Printemps berbère de 1980, la critique de la politique culturelle non démocratique du régime, jusque-là plus ou moins discrète ou étouffée, descend dans la rue.Sous l’autorité de Chadli Bendjedid, le nouveau président, divers « replâtrages » organisationnels sont engagés dans l’espoir d’un retour à l’économie productive. Mais il s’agit d’une véritable illusion : ni la restructuration organique des entreprises publiques « géantes » en entreprises plus petites et plus « facilement » gérables, ni leur assainissement financier partiel par le Trésor (5), ni la redéfinition de leur organigramme par l’administration désormais dotée d’un super ministère de la Planification et de l’Aménagement du territoire (MPAT), n’ont d’effet significatif. Certes, l’endettement s’est ponctuellement réduit, mais les pénuries perdurent malgré la mise en place de vastes « programmes antipénuries (PAP) ».

Le chômage est structurel, particulièrement au niveau de la jeunesse. La crise de l’habitat est de plus en plus aiguë. La misère et la pauvreté gagnent de larges couches de la population. L’embellie artificielle ne peut cacher plus longtemps la crise du système politique, économique et social algérien. La brutale chute des prix pétroliers en 1986 en révèle la gravité et la profondeur. Pour sortir de la crise, une nouvelle Charte nationale est adoptée par référendum le 16 janvier 1986. Elle se fixe notamment pour objectif de réhabiliter l’économie productive publique et privée. Pourtant, malgré cette crise systémique, la diminution des recettes pétrolières, l’explosion de la dette externe et la fermeture des marchés financiers, d’aucuns restent convaincus que le sauvetage du modèle est possible.

En 1987, au moment où le secrétariat général de la présidence de la République engage, avec la participation de cadres gestionnaires, de syndicalistes et d’universitaires, des travaux sur les réformes à entreprendre, le discours de l’Exécutif sur « la relance économique à tout prix » prend le pas sur celui de la réforme : des objectifs ambitieux sont affichés dans la presse nationale et internationale pour stimuler les investissements et les importations avec, à la clef, une liste de projets prioritaires fixée par l’administration. Cependant, pour faire taire la grogne montante des cadres gestionnaires des entreprises publiques et de la population, des promesses sont faites : aux premiers, plus d’autonomie dans leur gestion ; aux seconds de nouveaux programmes d’importations.

Mais, en période de chute des recettes d’exportations et de raréfaction du crédit externe, comment faire ? S’agissant des importations stratégiques, notamment alimentaires, l’administration impose de manière intensive l’utilisation du crédit à court terme, particulièrement onéreux, et ouvre la possibilité aux entreprises de réaliser leurs « importations sans paiement », c’est-à-dire par un financement direct en devises négociées... au niveau du marché parallèle. Ainsi, officiellement, l’administration se soumet à la loi de l’économie informelle et de ses réseaux occultes. Résultat, la balance commerciale creuse son déficit et l’endettement externe explose : entre 1986 et 1989, le service de la dette double et atteint 75% des exportations annuelles !

Au bonheur des lobbys de l’économie informelle dont les rentes doublent entre 1985 et 1988, passant de 50 milliards de dinars (contre 90 milliards de dinars de salaires et 32 milliards de profits) à 116 milliards de dinars. Les rentes équivalent à elles seules les salaires et les profits ! A cet instant, selon certaines estimations, les placements réalisés à l’étranger par le change parallèle et les transferts invisibles de capitaux sont de l’ordre de 100 milliards de francs (environ 20 milliards de dollars), soit le niveau de la dette externe algérienne.Dès lors, est-il encore temps d’éviter le naufrage du navire Algérie en changeant le système de pilotage ? Les travaux sur les réformes, qui s’achèvent, ouvrent-ils de nouvelles perspectives ? Le système rentier permettra-t-il leur mise en œuvre au risque de voir disparaître ses rentes spéculatives ?

L’année 1988 est une année charnière. La lutte entre les partisans du sauvetage du système rentier et ceux de sa réforme radicale pour l’émergence d’un système productif et démocratique s’intensifie. Le 5 octobre, la confrontation entre les deux tendances, jusque-là feutrée, se fait directe, violente et sanglante, par FLN (le bras politique du régime) et rue interposés. Elle fit près de 500 morts. Malgré les pressions du lobby rentier, Chadli Bendjedid opte dès le 10 octobre pour la mise en œuvre des réformes démocratiques qu’il confie d’abord à Kasdi Merbah, puis à Mouloud Hamrouche. C’est là la seconde tentative de développement d’une économie nationale productive, diversifiée, efficace et intégrée avec, cependant, une différence de taille : pour atteindre cet objectif, il ne faut plus « uniquement » rompre avec ces systèmes archaïques que sont le colonialisme et le féodalisme, mais aussi avec ce système rentier qui gangrène désormais le pays, ce qui implique, simultanément, la réforme du système économique et celle du régime politique. C’est-à-dire la démocratisation de la société, car la liberté économique va de pair avec la liberté politique.(6) Comme le montre Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, la liberté constitue à la fois la condition, le moyen et l’objectif du développement.

Dès la fin des « événements d’Octobre », la mise en œuvre des réformes globales s’accélère : lois sur l’autonomie des entreprises, loi portant assouplissement du système de planification, loi sur la libéralisation du système des prix, loi sur la monnaie et le crédit, loi sur les associations, liberté de la presse et nouvelle Constitution en février 1989 se succèdent pour consacrer toutes ces évolutions vers plus de libertés dans tous les domaines.

Grâce à ce nouvel arsenal juridique, en 1989 et 1990, on voit l’émergence de nouveaux modes de management dans les entreprises, désormais libérées de leurs sempiternelles tutelles administratives, l’affirmation d’une Banque centrale enfin libre de sa gestion monétaire, l’éclosion d’une multitude d’associations à caractère politique et la floraison de nombreux organes de presse indépendants. A n’en pas douter, un vent de liberté souffle alors sur l’Algérie.

Dans l’objectif de sortir du système rentier, Mouloud Hamrouche, le nouveau chef de gouvernement, présente et fait adopter son programme de réformes par l’Assemblée nationale. Pour autant, ce programme s’inscrit dans un environnement particulièrement contraignant et hostile. D’une part, le niveau exorbitant de la dette extérieure et le faible niveau des recettes pétrolières limitent fortement les ressources budgétaires disponibles et les moyens d’action pour des résultats rapidement perceptibles au quotidien. D’autre part, « la mise en place de (nouvelles) normes juridiques libérales, la fin des monopoles d’Etat sur le commerce interne et externe, la fermeture des robinets financiers par la séparation des patrimoines de l’Etat et ceux des nouvelles entreprises publiques économiques (EPE), la fin de la subordination de la Banque centrale au ministre des Finances et au Trésor... , tous ces éléments étaient de nature à susciter une vaste coalition d’intérêts contre les réformes ».(7)

Dès lors, blocages, et résistances se multiplient contre les réformes, allant jusqu’à des alliances contre nature entre certaines associations politiques fraîchement agréées et la partie conservatrice du régime. Dans l’incapacité de s’opposer frontalement aux réformes économiques, dont les premiers résultats sont jugés positifs par la population, les lobbys du système rentier développent une opposition politique violente, des pressions multiples, internes et externes, contre les réformes, tout en agitant l’épouvantail du rééchelonnement de la dette, de l’effondrement économique et de la disette. Profitant, à l’occasion, de relais désormais disponibles au niveau de certains médias privés générés par la réforme. Ces pressions, s’appuyant sur l’instrumentalisation du Front islamique du salut, la force montante du mouvement islamiste, cherchent à imposer des échéances électorales précipitées (législatives et présidentielle(8), dont certains nourrissent l’espoir qu’elles peuvent être, les unes et les autres, manipulées au point d’assurer la victoire du système rentier, et la fin de toute velléité de construction d’une économie nationale, productive, diversifiée, efficace et intégrée, dans un cadre démocratique.

La résurrection du système rentier

Le résultat, on le connaît. Cette stratégie, pour le moins opaque, de mise en échec des réformes et de résurrection du système rentier s’opère en deux étapes décisives.
Les élections législatives de juin 1991, qui devaient favoriser l’émergence, dans la transparence, d’une assemblée plurielle et démocratique, majoritairement FLN/FFS et incluant les islamistes, sont annulées suite à une grève générale déclenchée par le FIS, à l’occupation permanente des espaces publics, aux premiers affrontements entre manifestants et forces de sécurité, à la démission conséquente du gouvernement « réformateur », et à l’instauration de l’Etat de siège le 4 juin.

De nouvelles élections, promises « libres, propres et honnêtes » par le nouveau chef de gouvernement, sont programmées pour décembre 1991, avec l’objectif affirmé de faire gagner « les candidats de la troisième force (ni FLN/FFS, ni FIS) » soutenus par l’administration ! La victoire écrasante des islamistes, qui frôlent la majorité absolue dès le premier tour, met à nu la dangerosité de la stratégie menée, et conduit à la démission de Chadli Bendjedid, à l’annulation du second tour du scrutin, à la dissolution du FIS et à la poursuite de l’Etat de siège.

Le mouvement islamiste, dans sa composante la plus radicale, sombre alors dans une opposition violente et armée. Cette violence terroriste, menée par une nébuleuse de groupes islamistes, combattue pendant près d’une décennie par l’ANP (l’Armée nationale populaire), fait, selon certaines estimations, plus de 150 000 morts (dont celle du président Boudiaf, assassiné le 29 juin 1992), des milliers de disparus et de blessés. Sans compter les multiples destructions ou incendies d’édifices publics (écoles, unités de production, lignes de transport, hôpitaux...) évalués en milliards de dollars, et le formidable exode des compétences (plus de 400 000 cadres, professionnels libéraux, enseignants, entrepreneurs...) vers l’Europe ou le continent américain.

Une douloureuse tragédie et un véritable traumatisme pour la société algérienne auxquels le nouveau président Liamine Zeroual s’efforce de mettre un terme par le dialogue en obtenant, à partir du 1er octobre 1997, l’arrêt unilatéral des combats de l’AIS, la branche armée de l’ex-FIS.(9) Un arrêt confirmé et scellé par la loi sur la concorde civile qui fixe au 13 janvier 2000 la date butoir de « repentance » et de « pardon » pour les maquisards islamistes. Pour autant, la violence terroriste des autres groupes armés, bien que réduite, ne dit pas son dernier mot.

La tragédie sécuritaire vécue au cours des années 1990 par l’Algérie n’a cependant pas pu masquer les luttes sourdes qui se poursuivaient en arrière-plan pour le contrôle rentier des richesses pétrolières, foncières, commerciales et financières du pays. Pour beaucoup d’observateurs et de spécialistes, ces deux « luttes » s’alimentaient en permanence. Ainsi, le système rentier, qui s’était greffé de manière rampante au lendemain de l’indépendance, après avoir mis en échec la tentative de développement national et productif des années 1970, puis celle des réformes démocratiques de la fin des années 1980, semble alors sortir victorieux de son combat contre le « paradis mercantiliste » promis et défendu de façon violente par les islamistes radicaux.

Cependant, en termes économiques, sur fonds de rééchelonnement de la dette (1994), d’ajustement structurel, d’ouverture débridée de l’économie nationale (foncier, immobilier, commerce et banques) et d’embellie durable du marché pétrolier international, on assiste plutôt à une sorte de compromis de fait entre les lobbys rentiers publics et islamistes. Pour schématiser, aux réseaux islamistes les activités commerciales, de plus en plus informelles, fondées sur l’initiative privée, et aux réseaux « traditionnels » l’économie rentière attachée aux grands contrats de l’Etat et de ses partenaires. Encore que la frontière entre les uns et les autres, à l’intérieur du système rentier, soit difficile à cerner.

Dans ces conditions, on assiste à l’effondrement des activités productives publiques et privées, hors hydrocarbures, malgré les sommes faramineuses injectées par le Trésor pour leur assainissement et leur réorganisation. L’agriculture et l’industrie, hors hydrocarbures, créent moins de 20% de la richesse nationale. Le secteur pétrolier et gazier demeure, plus que jamais, le grand pourvoyeur de devises et de dinars du pays (98% des exportations, 70% des recettes budgétaires et 38% du PIB). Les investissements publics, principalement infrastructurels, se multiplient au rythme des recettes pétrolières(10), sans grand effet sur les entreprises nationales (publiques et privées) et sur celles de la diaspora, marginalisées par les procédures de passation des marchés au profit des firmes internationales.

Les importations en font de même. Elles augmentent de 125% entre 2005 et 2011, soit deux fois et demie plus vite que les exportations. Le marché intérieur est inondé de produits « made in ailleurs », faisant le bonheur des fournisseurs étrangers, l’économie informelle et ses pratiques délictueuses gagnent toute l’économie nationale (y compris le secteur public), dont elle représente, selon diverses estimations, plus de 40% du PIB (produit intérieur brut). Ses masses monétaires, non bancarisées (près de 50% de la monnaie en circulation), et non fiscalisées, font « la fortune d’une minorité de nouveaux riches et la misère d’une majorité de nouveaux pauvres ».

Ce faisant, on assiste bien au formidable essor des activités commerciales(11), au retour des grands investissements publics, à des niveaux de croissance jugés satisfaisants, grâce à plusieurs « programmes de relance économique », adossés aux partenariats avec l’étranger, et à l’amélioration conséquente des « indicateurs financiers et globaux du pays ». Ce qui aiguise à nouveau les appétits, car l’Algérie connaît, grâce à la hausse des prix pétroliers(12), une embellie financière symbolisée par l’augmentation exceptionnelle des réserves de change du pays (plus de 180 milliards de dollars à fin 2011). Mais, en raison d’une croissance sans véritable développement, toujours tirée par la dépense publique, cette boulimie financière et commerciale s’accompagne d’une explosion de la spéculation foncière et immobilière (difficultés d’accès au foncier, répartition opaque des logements, flambée des prix de l’immobilier), et de pénuries récurrentes en produits essentiels (notamment les médicaments, les matériaux de construction ou certains produits alimentaires).


1) Pour plus de détails sur ce chapitre, voir Smaïl Goumeziane, Le mal algérien, éd. Fayard, Paris 1994
2) Ce que d’aucuns ont appelé, de façon abusive et caricaturale, « l’impérialisme industriel ».
3) Entre 1973 et 1979, les découverts bancaires sont multipliés par trois en moyenne, générant des frais financiers en cascade que les entreprises sont incapables de payer si ce n’est en recourant... de nouveau au découvert bancaire.
4) L’ardoise ainsi laissée sera remboursée au prix fort, soit 120 milliards de dollars, entre 1985 et 2005 !
5) Cet assainissement devient permanent. En 25 ans, les sommes englouties, en pure perte, s’élèvent à plus de 60 milliards de dollars.
6) Pour plus de détails sur ce chapitre voir Smaïl Goumeziane, Le mal algérien, éd. Fayard, Paris 1994 7 Georges Corm, Revue Maghreb-Machrek, janvier-mars 1993
7) Georges Corn, Revue Maghreb-Machrek, janvier-mars 1993
8) Le chef de gouvernement avait obtenu la promesse que les élections ne se dérouleraient qu’après trois ans, le temps d’enraciner les réformes économiques et d’en récolter les premiers fruits pour la population. Sous les pressions, la promesse n’aura pas été tenue.
9) Le 11 septembre 1998, suite aux pressions et aux provocations du lobby rentier, le président Zeroual jette l’éponge. Il annonce sa démission et la tenue d’une élection présidentielle anticipée avant février 1999. Elle se déroule en avril 1999. Abdelaziz Bouteflika, candidat unique, du FLN, en est le vainqueur.
10) Le programme d’investissements publics 2010-2014 s’élève à 286 milliards de dollars.
11) Ces dernières années, sur les 200 000 petites entreprises privées créées, seules 10% se consacrent à une activité de production.
12) Cette aisance pourrait bien n’être qu’un souvenir si les prix chutaient durablement en raison, par exemple, d’un ralentissement de la croissance européenne, voire de sa récession.

Smaïl Goumeziane : professeur d’université, ancien ministre